Je vous propose ce nouveau « Conte du bord de mer« . Dans cette série de textes, ce sont les clichés qui m’inspirent des histoires. Les autres contes sont aussi disponibles en ligne 🙂 Lîle d’or/ Voyageur/ Ondine/ Une histoire / Zen / Pêcheur / La petite robe rose / Le cygne
Au fil des jours, Arthur mettait de plus en plus de temps à déployer son corps engourdi par le sommeil. Ce moment de la journée lui rappelait toujours l’époque où il travaillait à l’usine. Son pénible labeur serait, quelques années plus tard, exécuté par des machines, mais à l’époque, la machine, c’était lui et ses camarades. Ses articulations endolories ne l’oublieraient jamais.
Ce matin-là ne faisait pas exception. Il posa les deux pieds à terre et tenta une impulsion pour se redresser. Désormais, il n’y arrivait plus. Son dos voûté refusait de lui obéir. Il savait bien que certains, dans la rue, le regardaient avec pitié. Il avança lentement vers la salle de bain et se plaça machinalement devant le miroir.
Qui était ce vieillard qu’il voyait chaque jour dans le reflet ?
Qu’était devenu le jeune homme fougueux aux mouvements agiles et au visage lisse ?
Les rides qui, autrefois, marquaient légèrement le coin de ses yeux, lui cisaillaient maintenant toute la figure. Ses traits jadis fins s’étaient épaissis à outrance. Son nez, autrefois droit, avait pris l’apparence d’une patate, et ses oreilles affaissées ressemblaient à des feuilles de chou poilues et défraîchies. Seul son regard bleu n’avait pas changé – dernière étincelle de sa jeunesse.
La vie d’Arthur était réglée métronomiquement. Les moindres détails en étaient prémédités, et il ne supportait pas qu’un imprévu vienne troubler cet équilibre. Depuis qu’il avait arrêté de travailler, cette rigueur était devenue son seul repère.
Chaque matin, à 5h30, il se levait et entamait son rituel : en entrant dans la cuisine, il appuyait sur l’interrupteur du poste radio, puis allumait la lumière. Il plongeait deux tranches de brioche dans le grille-pain et préparait son café – toujours deux doses pour quatre mesures d’eau. À 5h40, les tartines étaient beurrées, et le café avait coulé.
Il s’asseyait alors pour déguster son premier repas en écoutant les informations. Ce moment était sacré. Le plus important pour lui ? La météo.
Si elle annonçait du mauvais temps, c’était le signe d’une journée difficile. Ce matin-là, les prévisions étaient mitigées, mais il ne pleuvrait sans doute pas. Arthur fut soulagé et put aller prendre sa douche l’esprit tranquille.
Sa toilette ne durait jamais plus de dix minutes, suivie de cinq minutes pour s’habiller. Ensuite, 6h45, il s’installait dans son fauteuil, face à la grande baie vitrée donnant sur la rue principale. Il observait la ville s’éveiller, les premiers passants, les commerces ouvrant leurs portes. Il se sentait un peu comme un dieu contemplant la fourmilière des hommes avec bienveillance.
7h30, il la guettait du coin de l’œil.
Depuis dix ans qu’il s’adonnait à ce rituel, elle n’avait que rarement manqué à l’appel : « La jeune fille en rouge ».
Arthur ne la connaissait que de vue. Il ne l’avait jamais croisée dans la rue, il ne l’observait que du haut de son perchoir. Il l’appelait ainsi, car chaque jour, elle portait quelque chose de rouge – jupe, chemisier, veste ou foulard. Une sorte de signature, une marque indélébile de sa présence.
Il l’attendait toujours.
Elle était grande, élancée, toujours perchée sur des talons, incarnation d’une féminité assumée. Ses cheveux bruns s’arrêtaient aux épaules et ondulaient subtilement sous les à-coups de sa démarche chaloupée. La lumière matinale filtrait à travers ses longues jambes, ajoutant à la poésie du tableau.
Son rituel était immuable : un café noisette en terrasse, quelques bouffées d’une cigarette jamais finie, puis un détour par le kiosque à journaux avant de disparaître.
Mais ce jour-là, quelque chose d’inhabituel se produisit.
Juste avant de s’évanouir au coin de la rue, elle s’arrêta un instant, leva la tête dans la direction d’Arthur et lui fit un large sourire.
La scène dura à peine cinq secondes. Puis elle tourna les talons et disparut dans l’ombre d’une ruelle.
L’avait-elle vu ?
Savait-elle qu’il l’observait ?
Arthur sentit son cœur s’emballer. Une chaleur inattendue l’envahit.
Comme à l’accoutumée, il descendit acheter son journal et s’assit à la terrasse du café, à une table proche de celle qu’occupait la jeune fille en rouge.
Le serveur, comme d’habitude, lui adressa son sourire entendu.
— Comment ça va aujourd’hui ?
— Ça va.
— Pas terrible, le temps, hein ?
— Oui, mais à la météo, ils disent qu’il ne devrait pas pleuvoir.
— Bah, on verra bien.
Arthur but son café en silence. Il ouvrit son journal, mais il connaissait déjà les nouvelles – il les avait écoutées à la radio. Ce jour-là, pour la première fois, une pensée étrange lui traversa l’esprit.
Il n’appartenait plus vraiment à ce monde.
Chaque journée était identique à la précédente. Il vivait en dehors du temps.
Depuis quand avait-il réglé sa vie de cette manière ? Depuis ce tragique accident…
Il regarda sa montre. 10h00. Son rituel l’appelait. Il rentra chez lui, s’assit sur son canapé et alluma la télé. Il regarda, comme chaque jour, sa série niaise des années 80, puis les jeux télévisés.
Après le déjeuner, il enfila ses chaussures, remit sa veste et sortit pour sa promenade en bord de mer. Peu importait la météo, il ne manquait jamais ce rendez-vous.
Il passait deux heures à arpenter les plages et criques voisines. La mer était plus qu’une simple étendue d’eau : elle était une présence, un être vivant. Son ressac rythmait le temps, inlassable. Les vagues finiraient toujours par avoir raison des édifices dressés sur leur passage.
Ce jour-là, alors qu’il marchait, quelque chose attira son regard.
Une bouteille.
Échouée sur la grève, légèrement ballottée par les vagues.
Arthur vacilla.
C’était une bouteille carrée, comme il s’en faisait autrefois. Soigneusement scellée de cire rouge. À l’intérieur, un rouleau de papier jauni.
Ses mains tremblantes luttèrent pour ouvrir le bouchon. Son souffle s’accéléra lorsqu’il en déroula le contenu.
« Si quelqu’un lit ces lignes, c’est que notre message a atteint sa destination. Nous avons 25 ans et allons devenir parents. Nous ne pourrions pas être plus heureux. Une bouteille jetée à la mer comme un message d’espoir… Comme pour vous dire, à vous, lecteur d’un autre monde, d’un autre temps, que si l’on se donne la peine de vivre, l’univers conspire à nous rendre heureux.«
Arthur chancela. Il connaissait ces mots.
Il était 16h02 quand les secours furent appelés sur la plage.
Un promeneur avait trouvé un vieil homme effondré sur le sable.
En soulevant son corps, un vieux papier froissé tomba de ses mains. Un jeune secouriste, intrigué le ramassa.
Il lut.
Une signature, à peine lisible, attira son regard. Il plissa les yeux et crut deviner :
Anna et Arthur.
Une nouvelle émouvante… Bravo
Merci beaucoup 🙂
Beaucoup d’émotions dans cette histoire. Une belle connexion images et écriture. Bravo
Merci Christophe 🙂 🙂 🙂
La lecture de ce conte est captivante.
Les grands événements qui rythment une existence y sont évoqués par touches successives et quand survient son terme, l’unité d’une vie se révèle dans un message universel émouvant !
Ton style d’écriture est très épuré : l’essentiel est dit sans fard. Mais tout est dit !
En écrivant, tu mets en oeuvre la méthodologie dépouillée d’artifices dont tu es promoteur en photographie, à l’instar de l’image de Crète et bien d’autres !
Et ça marche !
Bravo Denis pour la correspondance que tu sais établir entre deux aspects de ton travail dont la profonde sensibilité est patente.
Attendons le prochain conte…
Merci Jean-Paul pour ce commentaire élogieux. 🙂
merci pour cette belle histoire…j’aime beaucoup la mélancolie qui s’en dégage…les photos sont parfaites en accord…peut être une de plus pour évoquer la femme en rouge …par rapport aux 2 autres , j’imagine un flou léger de mouvement , ou bien tiré, avec une personne non identifiable avec un vêtement rouge….merci beaucoup
Merci beaucoup Xavier. Effectivement, cette jeune femme en rouge, je l’ai inventé, mais je chercherai lors de mes prochaines sortie une telle créature pour illustrer le texte. 😉