Il y a quelques années, en me baladant en bord de mer, j’ai vu une dame, contemplant la mer avec intensité. Elle se démarquait grandement des autres promeneurs. Elle portait une robe rose légère et un chapeau de paille. Surtout, son attitude était posée, chic et relevant d’une certaine classe. Je me suis arrêté quelques secondes pour la prendre en photo. Dès lors, j’y ai souvent repensé. C’est de cette photo qu’est née ma première histoire inspirée d’une image. C’est un conte du bord de mer, une fable sur le moment présent qu’il faut saisir et le temps qui passe. J’espère qu’il vous plaira, laissez votre impression en commentaire. Les autres contes sont aussi disponibles en ligne 🙂 Lîle d’or/ Voyageur/ Ondine/ Une histoire / Zen / Pêcheur
Jeune et intrépide, Baptiste s’était fraichement engagé dans la marine. La traditionnelle tirade patriotique n’avait eu cependant aucun écho en lui. La perspective d’un salaire mensuel respectable était pour lui une motivation bien plus tangible que l’amour du drapeau. Incité par son père, il avait abandonné bien vite les bancs de l’école publique afin d’aider à la ferme familiale dans le dur labeur qui rythme la vie paysanne, mais il n’était nullement attiré par cette vie de routine fastidieuse. Il avait préféré laisser son frère ainé endosser seul la responsabilité de prendre la relève patriarcale. Du haut de ses vingt ans, il avait soif de découverte et rêvait d’une tout autre destinée. Lorsque les recruteurs de l’armée étaient passés dans son village, il n’avait pas hésité longtemps et il s’en était allé sans rien regretter.
Bernadette était une adolescente bourgeoise de 17 ans menant une vie sans heurts. Brillante musicienne, elle se destinait à être pianiste. Cet avenir prometteur faisait d’ailleurs la plus grande fierté de ses parents. Elle était notamment capable d’interpréter les œuvres de Mozart avec une virtuosité qui laissait sans voix les plus grands initiés aux mystères de la « grande musique ». Pour elle, tout semblait simple et naturel. Elle avait la grâce et la beauté des naïades de l’antiquité. Son teint diaphane était éclairé par deux yeux d’un vert intense qui donnaient à son visage un air quelque peu surnaturel. Ses cheveux descendant délicatement sur sa nuque se terminaient en d’innombrables boucles brunes dont les entrelacs laissaient songeurs tous les hommes qui les contemplaient. De nombreux courtisans se pressaient déjà à sa porte, mais aucun n’avait encore trouvé le privilège de ses faveurs.
La veille de son départ pour l’Indochine, Baptiste alla au bal afin de profiter de ses derniers moments à terre. Cette même soirée, Bernadette fut autorisée de sortie pour la première fois. C’était une date spéciale pour elle, la nuit de ses dix-huit ans. Par cette suave veillée d’été, elle portait une fine petite robe rose suggérant subtilement ses formes et un chapeau de paille délicatement tressé d’où coulaient en cascade ses magnifiques bouclettes.
Dès que Baptiste vit le vert envoutant des yeux de Bernadette, il s’y perdit… noyé dans un océan couleur émeraude. Lorsqu’il lui prit la main pour l’inviter à danser, un courant électrique la fit frissonner. Elle se laissa bercer par ses illusions, virevoltant gracieusement dans les bras de ce bel inconnu qu’elle attendait depuis toujours. Cette nuit-là fut la plus belle de leur courte vie. Ils se dirent des « jamais », puis des « toujours »…
Au petit matin, ils s’aimaient.
Elle l’accompagna jusqu’au bateau qui l’embarquait vers une guerre dont ils ne connaissaient que le nom. Ils se firent la promesse d’une fidélité sans failles. Ils se marieraient à son retour. Il viendrait la chercher. Après des adieux déchirants, elle resta un long moment à regarder son amoureux s’en aller sur un immense bâtiment naval, froid et austère. Lorsque le vaisseau disparut à l’horizon, des larmes continuaient de couler sur ses joues.
« Pendant les opérations de septembre 1953, dans le bas Fleuve Rouge, alors que son bâtiment gravement avarié par une mine sous-marine coulait rapidement, le matelot électricien B. Montfort est resté courageusement à son poste sous le feu intense des lourdes armes rebelles. Il est tombé dans le fleuve, mortellement frappé par des éclats de mortier, donnant le plus bel exemple d’abnégation et de mépris du danger. »
Voici comment l’armée résuma en quelques lignes l’évènement décisif qui mit fin à la vie de Baptiste. Le message officiel parvint à sa famille quelques semaines après son décès.
Bernadette attendit son retour durant de longs mois. Aucune nouvelle ne lui étant jamais parvenue, elle espérait voir revenir son bel amour d’un instant à l’autre. Peu après le départ de Baptiste, elle se rendit compte qu’elle ne connaissait pratiquement rien de lui. Ni son nom de famille, ni ses origines. Sa seule certitude, c’étaient les sentiments qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Ils ne s’étaient pas encombrés de long discours cette nuit-là. Ils s’étaient contentés de s’aimer. Elle était certaine qu’il reviendrait pour l’emmener.
Les mois se changèrent en années. Son amoureux n’existait plus maintenant que dans ses songes. Ses doigts, qui jadis glissaient nonchalamment sur les touches du piano, se crispèrent progressivement. Malgré le temps passé, Bernadette attendait toujours. Elle gardait espoir et ne pouvait pas se résoudre à ce que Baptiste l’ai oublié. La promesse de sa vie rêvée s’évanouissait lentement. À mesure que les années passaient, elle dut finalement se rendre à l’évidence, il ne reviendrait pas. Ne sachant pas si son beau prince était mort ou s’il était avec une autre femme, elle n’arriva jamais à tourner la page, à faire son deuil.
Les prétendants étaient pourtant nombreux à vouloir séduire la belle. Sa famille, ses amis avaient tenté de la raisonner à maintes reprises. Combien de fois avait-elle entendu ces mots ? « La vie continue » (…) « Tu ne vas pas rester seule éternellement ! » (…) « Il y a plein de cœur à prendre, tu n’as qu’à te baisser pour en cueillir un. » Malgré quelques tentatives désespérées, elle ne put cependant jamais retrouver le gout de l’amour, noyée dans sa tristesse. Bien des fois les vagues léchèrent le sable des plages où elle aimait marcher…
Les années se muèrent en décennies. Lentement, le temps marqua son beau visage, sa peau devint moins ferme, le feu de sa jeunesse vacilla. Elle restait cependant une belle femme, tout auréolée de mystère. Peu d’hommes restaient indifférents à sa froide beauté.
Immanquablement, à l’anniversaire de leur nuit d’amour, elle avait pris l’habitude de se rendre au bord de la mer. Pour l’occasion, elle remettait une petite robe rose ainsi qu’un chapeau de paille. Cet accoutrement qui jadis lui saillait si bien commençait sérieusement à dénoter au regard de son âge. Elle s’en fichait. Elle restait là, des heures entières à regarder l’horizon marin, les yeux perdus dans son amertume à ressasser une vie qu’elle n’avait jamais vécue. La trente septième année, Bernadette se plia naturellement à son antique coutume. La mélancolie dans l’âme, elle se rendit encore une fois à l’endroit où elle avait vu s’éloigner ce maudit bateau.
La plage de galets était encore déserte. Quelques nuages parcouraient le ciel. Perdue dans ses pensées, elle plongea son regard dans l’immensité. De légers embruns vinrent lui caresser doucement son visage. Dans un état de demi-conscience, elle se remémorait une nouvelle fois ce qu’aurait pu être sa vie. Quelques oiseaux volaient dans le ciel avec désinvolture. Au loin, les nuages prirent lentement une forme étrangement familière, un visage se dessina peu à peu : BAPTISTE.
Prise d’un spasme violent, l’une de ses chaussures glissa sur un galet. Son autre jambe se déroba et tout son corps chut. Sa tête frappa le sol avec violence. Sa vue se troubla…
« Bernadette… Bernadette. »
Cette voix veloutée retentit à son oreille comme un écho. Autour d’elle, le monde était plongé dans une immensité blanche. Une brume impalpable semblait flotter dans l’air. Soudain, Baptiste surgit de l’atmosphère immaculée. Bernadette, émue aux larmes lui sauta dans les bras. Elle lui dit doucement :
« Je savais que tu reviendrais. »
Elle serra son corps comme au premier jour. Son étreinte semblait suspendue dans le temps. Comme si cela pouvait durer pour toujours. Elle avait tant de choses à lui dire.
Brutalement, un semblant de conscience la rattrapa. Elle le regarda attentivement… Il n’avait pas changé. Aucune ride n’était venue marquer son front ou le coin de ses yeux. Il était resté identique à son souvenir. Elle eut un mouvement de recul. Comment cela était-il possible ? Quelle était cette magie ?
Baptiste finit par rompre le silence :
« Bernadette, tu es toujours belle. Je m’en veux tellement. Je n’aurais jamais dû partir, ce jour-là. Il y a si longtemps. J’aurais tellement aimé te rendre heureuse. »
Bernadette pleurait.
« Pourquoi ne t’es-tu jamais marié ?
— Quelle question ? Je t’attendais. » Dit-elle entre deux sanglots
« Tu m’attendais ? Pendant 37ans ? C’est de la folie Bernadette. Comment aurais-je pu revenir après tout ce temps ?
— Je n’y croyais pas, mais je ne pouvais pas me résoudre à t’oublier. Maintenant, tu es là, plus rien d’autre ne compte.
— Je ne suis pas là Bernadette. J’existe seulement dans tes pensées. »
Elle fit deux pas en arrière.
« Tu sembles si réel. Peu importe si je me réveille, j’aurais au moins pu te revoir.
— Tu ne comprends pas Bernadette. Si je suis dans ton rêve, c’est pour te dire que tu t’es trompé. Je ne suis pas l’homme de ta vie. Je ne l’ai jamais été. J’aurais pu te rendre heureuse. Seulement je suis mort il y a bien longtemps et tout cela n’a jamais existé. C’est ça la réalité.
— Pourquoi me dis tu ça, moi qui t’aime tellement.
— Comment peux-tu ? Nous ne nous sommes connus que quelques heures. Si j’étais resté avec toi il y a 37 ans, nous nous serions sans doute aimés. Puis, une fois la première passion passée, tu te serais probablement rendu compte que j’avais quelques défauts, des petites manies que tu aurais probablement trouvé charmantes dans les premiers temps. Puis certains de mes traits de caractère auraient peut-être fini par t’agacer. Au final, tu m’aurais détesté, qui sait ? Cependant, nous n’avons pas eu le temps de vivre tout cela. Tout ce qui est resté dans ton souvenir, c’est la mémoire d’un moment parfait avec un homme idéalisé. Tu restes accroché à ce fantasme depuis tout ce temps. Quel gâchis Bernadette. Toute ta vie, constamment réinventée à partir de quelques heures. C’est aujourd’hui qu’il faut vivre. Pas hier, ni demain.
Réveille-toi Bernadette ta vie t’attends… Réveille-toi…
— Réveillez-vous Madame ! Réveillez-vous ! »
Elle ouvrit les yeux.
« Tout va bien ? Pas trop de bobos ? «
Un jeune homme au visage bienveillant était penché sur elle. Il l’aida à se relever. Quelques minutes plus tard, après s’être assuré qu’elle allait bien, il reprit son chemin.
Bernadette regarda autour d’elle. Encore un peu sonnée elle alla s’assoir sur un muret à proximité. Elle remit son chapeau, défroissa sa robe. En regardant l’horizon, elle comprit que quelque chose avait changé. Son visage s’éclaira d’un léger sourire.
Elle avait 55 ans, sa vie commençait…
Jolie histoire !
Merci Jean-Claude 🙂
Comment ne pas se perdre en contemplation dans ce paysage aux couleurs si reposantes. L’histoire se prête totalement à cette superbe image.
Denis, cette façon d’illustrer un texte avec une photo me parle bien. j’ai un petit texte sous forme de poésie qui me plaît beaucoup et je vais essayer de voir comment je peux l’illustrer par des photos. c’est excellent pour la créativité et aussi l’application à avoir une photo avec un message , une émotion ..
Salut Xavier,
pour ma part, c’est la photo qui m’a inspiré le texte.
C’était un peu l’originalité de la démarche 🙂
Mais ça fonctionne aussi dans l’autre sens 😉