Tous les jours, à l’heure du crépuscule, Aristide prenait ses cannes et partait sur la plage afin d’y pêcher quelques poissons. Plus que toute autre chose, il aimait se retrouver seul au bord de la mer à écouter le son délicat du clapotis des vagues sur les galets. C’était sa méditation quotidienne en quelque sorte. Il songeait souvent à sa femme et à ses enfants pour qui il avait une tendresse infinie. Malgré sa condition modeste, il travaillait dur pour qu’ils s’aperçoivent le moins possible de la précarité dans laquelle ils vivaient. La journée, il gagnait un peu d’argent en aidant de temps à autre sur les chantiers ou en restaurant des meubles que les habitants du voisinage lui confiaient. Il se délectait de chaque moment passé avec ses proches, mais comme toute personne de son milieu social, son fantasme le plus cher était de gagner beaucoup d’argent. Il espérait pouvoir s’offrir un jour une belle maison pour que chaque membre de sa famille y soit à son aise.

Un soir d’automne, comme à son habitude, le pauvre homme se rendit sur la grève. Un vent fort avait soufflé toute la journée. Aristide appréciait particulièrement ces conditions, car il savait que c’était la promesse d’un coucher de soleil chatoyant. Les rayons de lumière rose et orangé illuminaient déjà les ondes marines lorsqu’il arriva sur le rivage. Après avoir rapidement déployé et solidement ancré ses cannes, il profita de la quiétude du moment. Contemplatif, il regarda disparaitre l’astre de feu derrière l’horizon. La lune, à demi pleine, éclairait déjà la nuit naissante. Le calme régnait. Seul le battement régulier du ressac venait rythmer le silence.

Après deux heures d’attente, aucun poisson n’avait pointé le bout d’une écaille. Le brave pêcheur résolu donc de retourner à ses pénates. Il rangea d’abord son premier lancer. L’appât, pourtant solidement fixé sur l’hameçon, avait été soigneusement grignoté sans qu’aucun animal n’y ait mordu à pleine bouche. Au moment de replier la seconde ligne, l’évènement tant attendu se produisit.

Le moulinet se déroula brusquement avec une énergie extraordinaire. Il saisit la canne et laissa la bobine filer. Il n’avait jamais senti une telle force. Grâce à son expérience, il réussit à faire en sorte que le fil ne casse pas. Des à-coups savamment distillés lui permettaient de garder le poisson bien accroché. La tension sur la ligne était telle que le pêcheur redoutait qu’elle ne cède. Une proie pareille était la promesse de plusieurs repas pour lui et sa famille, il n’allait pas la lâcher facilement. Il eut à recourir à toute son ingéniosité pour garder l’animal au bout de l’hameçon, faisant d’incessants va-et-vient sur la plage, donnant parfois du lest, parfois tirant vigoureusement pour gagner de la ligne. La lutte dura de longues heures. Plusieurs fois, Aristide pensa la partie perdue, découragé par la force du monstre qui se débattait. Le combat dura une nuit entière. Au petit matin, les deux adversaires étaient épuisés. Le corps d’Aristide n’était plus que douleurs. Les tensions musculaires avaient progressivement fait place à des crampes insupportables. Il gardait cependant l’espoir de sortir la bête de l’eau. Il était allé trop loin pour renoncer.

C’est alors que lentement, presque imperceptiblement au départ, la tension se fit moindre. Il l’avait vaincu, il le savait. Encore quelques efforts et il ramènerait enfin le poisson. Ce moment fatidique arriva alors que le soleil avait déjà franchi l’horizon. Son impatience était grande, quel titan avait pu lutter ainsi toute une nuit ? Tandis que la bête commençait à apparaitre à la surface de l’eau, la tension ressentie par l’homme depuis de nombreuses heures devint soudainement très faible. Il regarda plus attentivement, un poisson était bien là, mais sans aucune comparaison avec le mastodonte qu’il avait tant imaginé. C’était un simple mulet ! Un poisson d’à peine vingt-cinq centimètres. Aristide crut d’abord que l’état d’extrême fatigue dans lequel il se trouvait se jouait de ses sens. Abattu devant la manifeste réalité, il pensa devenir fou.

Un sentiment de rage l’envahit. Il décrocha le poisson et le jeta sur les galets avec une grande violence. Le mulet resta là, agonisant entre deux frétillements. L’homme, courbé par la fatigue et la déception, se résolut finalement à ranger ses deux dernières cannes. Au moment où il commençait sa besogne, une voix se fit entendre :

« Sauve-moi ! »

Aristide n’y prêta guère attention. C’était comme un murmure.

« Sauve-moi ! »

La voix se fit un peu plus forte.

« S’il te plait. Sauve-moi ! »

Aristide regarda alentour, mais la grève était encore déserte à cette heure matinale. Pas âme qui vive. La seule présence qu’il remarqua était une barque de pêcheur qui passait au loin.

« Mon état d’épuisement a sans doute altéré mon jugement », pensait-il.

Ayant finalement retrouvé son calme, il rangea son matériel consciencieusement.

Avant de rentrer, il s’approcha du poisson qui mourrait lentement au soleil.

« Quelle histoire, comment une si petite bête a pu me donner tant de mal ? » Il se gratta le front, encore tout étourdi par cette situation insolite. Quand il se baissa pour ramasser l’animal, la voix retentit de plus belle.

« Sauve-moi ! »

Aristide se retourna brusquement. Personne…

« C’est moi qui te parle… le poisson ! »

Après un mouvement de recul, il s’approcha pour le scruter avec la plus grande attention. L’animal semblait à peine vivant, alors comment pouvait-il parler ? C’était de la folie. Et puis comment pouvait-on se poser la question ? « Un poisson qui parle… N’importe quoi ! Mon pauvre Aristide, il faut vraiment que tu dormes un peu, tu perds la boule. »

« Je suis le prince des poissons et je peux t’aider si tu me remets à l’eau.

— Le Prince des poissons ? Tu n’es qu’un petit mulet. Comment peux-tu parler alors que tu n’arrives pas à respirer ?

— Nous communiquons par télépathie. Je n’ai même pas besoin de connaitre ta langue pour te parler. Je te transmets des pensées, voilà tout. Tu t’es bien battu avec moi toute la nuit. De nombreux hommes auraient abandonné la partie au bout d’une heure ou deux. Si tu me relâches, je t’accorderai un vœu.

Aristide pensait rêver éveillé, mais devant l’évidence, il considéra la situation pour ce qu’elle était. De toute façon, comment pouvait-il manger un poisson qui parle ? Il remit donc l’animal à l’eau.

“Quel est ton vœu ?”

Aristide réfléchit longuement. Si le poisson disait vrai, s’il pouvait vraiment exaucer son souhait, il fallait bien choisir. Finalement, après cinq bonnes minutes de réflexion, il dit enfin :

“Je souhaite être heureux !”

Sans mot dire, le poisson repartit dans les profondeurs de la mer et Aristide rentra dans son foyer. Il dormit toute la journée. Puis le soir venu, fidèle à son habitude, il vint observer le soleil se coucher. Il avait eu le secret espoir que le poisson magique transforme sa vie, mais aucun prodige ne s’était produit. Au crépuscule, une silhouette familière vint bondir dans l’eau près de ses cannes.

C’était le prince des poissons.

“Es-tu satisfait Aristide ?

— Tu m’as menti” lui dit-il calmement.

“Tu ne peux pas exaucer les vœux. C’était une ruse pour que je te relâche.

— Je ne t’ai pas menti, Aristide. Tu m’as demandé d’être heureux et tu as bien fait. Tu es un homme d’une grande sagesse. Tu t’attendais peut-être à ce que je t’offre une belle maison et tout le confort matériel. Tu ne trouveras le bonheur dans aucune de ces choses. Tu étais déjà heureux, mais tu n’en étais pas conscient. Maintenant que tu sais ce qu’il en est, tu peux profiter sereinement des bienfaits de l’existence”

Il s’en alla pour toujours.

Le soleil disparu derrière l’horizon. Seule une lumière tamisée venait doucement éclairer l’atmosphère. Il songea à sa famille, à sa vie. Il se sentait bien. Après tout, pourquoi pas… peut-être que cette créature disait vrai.

“Il faut savoir apprécier chaque chose à sa juste valeur”

Assis là, un léger sourire accroché à ses lèvres, il contempla la dernière lueur du jour et se réjouit encore une fois de ce moment enchanteur.

Un commentaire


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *