Je vous propose ce contes du bord de mer. Cette fois, ce sont quelques clichés qui m’ont inspiré cette histoire. C’est une fable sur le sens de la vie, sur les synchronicités. J’espère qu’il vous plaira, laissez votre impression en commentaire. Les autres contes sont aussi disponibles en ligne 🙂 Lîle d’or/ Voyageur/ Ondine/ Une histoire / Zen / Pêcheur / La petite robe rose

Ce matin-là, Timothée se réveilla avant le jour. Le vague à l’âme, il se laissa guider par sa morosité et décida d’aller contempler l’aurore au bord de la mer. Sur le littoral, une légère brume laissait filtrer élégamment les premiers rayons du soleil. Une Sterne faisait au loin des va-et-vient en eau peu profonde pour y cueillir son premier repas de la journée. Après quelques minutes à marcher dans les rochers, il découvrit une petite crique avec assez de sable pour s’y installer confortablement. La lumière rasante de l’aurore donnait l’impression que le sol était jonché de pépites d’or. Il s’y arrêta pour profiter du spectacle de l’éveil de la nature.

Il avait le spleen. À 25 ans, on ne pouvait pas dire que la vie lui avait particulièrement souri. Son enfance s’était écoulée dans une monotonie accablante. Même à l’âge où l’innocence devrait permettre aux mômes de profiter de la vie sans arrière-pensée, il était déjà habité par une précoce mélancolie. Sa personnalité taciturne le rendait peu engageant. En vérité, il n’était ni vraiment triste, ni particulièrement heureux. Il acceptait la vie comme elle se présentait et ne voyait aucune raison évidente de se réjouir. Pour couronner le tout, il avait un physique plutôt banal. Ni grand, ni petit ; ni gros, ni maigre ; on pouvait dire aussi qu’il n’était ni beau ni moche. C’était comme si son caractère tout entier avait déteint sur son corps, à moins que ce ne fût le contraire.

Au fil du temps, sa personnalité s’était affirmée dans sa neutralité. Progressivement, Timothée eut de plus en plus de mal à supporter cette situation. Cela le révoltait, mais comme pour tout le reste, ça ne se voyait pas. Rien ne laissait transparaitre ses sentiments et, de fait, personne ne s’y intéressait. Ce matin-là en revanche il n’y avait aucun doute, il était triste. Cette tristesse, il l’avait finalement cherchée toute sa vie sans jamais être sûr de l’avoir trouvé. Il avait récemment perdu son travail et la jeune fille qu’il convoitait secrètement venait de partir avec un bellâtre. Comme pour tout le reste il n’avait pas lutté outre mesure. Un autre, plus vindicatif, aurait probablement invoqué tous les arguments possibles pour que son patron ne le licencie pas ; un autre aurait depuis longtemps déclaré son amour à la femme qu’il aimait… Sa pensée se formalisa finalement en parole :

« Pourquoi suis-je toujours spectateur de ma vie ? »

Se replongeant dans sa mélancolique contemplation, sont regard fut attiré par quelque chose surgissant par intermittence entre les vagues. Un cormoran plongeait sans relâche à la recherche de proies. Après quelques minutes, l’oiseau rassasié vint se poser délicatement sur un bout de rocher émergeant. Il déploya ses ailes afin de les sécher à la faveur d’une légère brise marine. Ainsi posté, l’oiseau semblait être un seigneur ténébreux régnant sur les eaux poissonneuses de la calanque. Il ne bougeait pas, parfaitement intégré à son environnement. Timothée en cet instant aurait voulu être comme ce bel oiseau. Il semblait avoir une vie simple, il semblait être à sa place. Épuisé par la tristesse, il s’allongea sur le sable et finit par s’endormir.

Lorsqu’il se réveilla, le soleil était déjà bas sur l’horizon. Il regarda sa montre…il avait dormi toute la journée. D’abord très étonné de cette sieste interminable, il se dit qu’après tout personne ne l’attendait et puis maintenant il avait du temps à ne plus savoir qu’en faire…

Alors qu’il s’apprêtait à partir, un cygne apparu sur l’eau à quelques mètres de lui. Cette présence avait quelque chose de surnaturel. Il avait l’impression que l’oiseau avait surgi là comme par magie. Une légère lumière semblait émaner de l’animal lui-même et l’obscurité grandissante de cette fin de journée lui donnait l’apparence d’un spectre bienveillant. Timothée s’avança au bord de l’eau et le cygne a son tour se mit à  nager dans sa direction. Son regard était spécial, caractérisé par une étrange intensité, comme s’il voulait lui parler. Ils s’étaient approchés jusqu’à quelques centimètres l’un de l’autre, quand en un clin d’œil le majestueux oiseau déploya ces ailes. Timothée, tomba à la renverse, surpris par les mouvements rapides de l’oiseau.

Alors qu’il s’apprêtait à se relever, il crut voir le cygne se transformer en un bout de bois. Il secoua la tête, il avait surement rêvé, après avoir dormi toute la journée voilà qu’il avait des visions ! Il s’approcha de son mirage, il s’agissait d’une vieille branche ayant probablement flotté sur l’eau pendant des années. Pour couronner le tout, l’objet ne ressemblait ni de près ni de loin à un cygne ou à un oiseau. Il regarda sur l’eau, dans le ciel, mais il ne trouva aucune trace de l’animal. Il s’assit sur le sable et contempla longuement l’objet, dubitatif. Il venait décidément de passer une bien étrange journée. Lorsqu’il se résolut enfin à rentrer chez lui, il hésita encore quelques instants puis il saisit le bout de bois et l’emporta.

Il habitait à quelques kilomètres de la plage dans un modeste deux pièces. Il aimait bien son appartement, mais on ne pouvait pas dire que c’était confortable. Avoir un logement non loin de la grande bleue était déjà un tel luxe qu’il pouvait difficilement se plaindre du manque d’ensoleillement, des peintures défraichies, de la plomberie défectueuse et du loyer scandaleusement élevé. De toute façon, râler était un concept qui lui était étranger.

Il arriva tard et déposa la branche dans un coin, puis il s’allongea sur son lit. Comme il avait dormi toute la journée, le sommeil ne parvint pas à gagner son esprit. Le bout de bois qu’il observait du coin de l’œil le hantait, c’était comme si quelqu’un était présent dans la pièce. Quelqu’un d’envahissant et de bienveillant à la fois. Au milieu de la nuit, une pulsion le fit se lever mécaniquement comme s’il était devenu un pantin en liberté. Il saisit son couteau de poche, quelques outils rudimentaires puis, animé d’un instinct artistique primitif, il se mit à sculpter la branche avec une telle ardeur qu’il ne put s’arrêter qu’au petit matin.

Comme il repensait sans cesse au cygne, il lui semblait évident de tenter de donner cette apparence au bout de bois. Timothée n’avait jamais appris l’art de la sculpture, mais alors qu’il enlevait de la matière pour révéler la quintessence de la ramure, il s’étonna d’une sensation d’inhabituel en lui, une sorte de jubilation. Lorsqu’il eut fini, il prit un peu de recul et contempla son œuvre : C’était une merveille. Il avait su recréer la présence de l’animal avec une grande sensibilité. Son style était à la fois naïf et sagace ; abstrait et figuratif. Il avait l’aspect du bois brut, mais son travail donnait l’impression d’une œuvre finement réalisée. Timothée avait finalement su s’exprimer parfaitement dans son premier opus sculptural. Pour le cœur tourmenté de Timothée, c’était une révolution et il passa quelques heures à contempler son cygne. Très vite, une autre sensation nouvelle l’envahit : la frustration. Il s’était senti tellement épanoui, tellement utile qu’il lui était désormais devenu impossible de ne plus gouter à ce sentiment. Le jour même, animé par une force jusque-là insoupçonnée, il retourna au bord de la mer. Il se rendit compte assez rapidement que de nombreuses branches venaient s’y échouer. Elles avaient des formes variées et des couleurs différentes correspondant à autant d’essences végétales originelles. Il imagina le parcours qu’elles avaient pu avoir depuis la graine qui avait engendré un arbre, qui avait grandi et dont l’une des branches avait flotté pendant un temps plus ou moins long pour se retrouver là, devant lui. Elles venaient peut-être de l’autre bout de monde ou peut-être de la plage d’à côté. Le mystère du hasard le fascina et il ne put s’empêcher de penser à la théorie du Chaos. Cette fameuse doctrine que les philosophes de pauvre pensée n’hésitent jamais à évoquer pour décrire un phénomène incontrôlable dont l’origine est impalpable : « Le battement d’aile d’un papillon peut donner naissance à un ouragan de l’autre côté du globe ». Finalement le papillon c’était la graine de l’arbre et la sculpture c’était l’ouragan. Et lui ? Qu’était-il ? Il eut un large sourire. Lui il était le chaos !

Il repéra une souche dont la forme lui évoquait celle d’une pieuvre et il l’emporta chez lui. Le soir venu, à sa grande surprise, le miracle s’était accompli une nouvelle fois. En travaillant le bois flotté, il avait ressenti ce même épanouissement latent que la veille. Dès lors, il retournerait chaque jour au bord de mer pour y cueillir la matière première de son expression artistique.

Il effectua sa routine quotidienne sans faillir pendant plusieurs mois. Au bout de ce temps, son appartement s’était progressivement rempli d’animaux de toute sorte. Il se bornait à réaliser une sculpture chaque jour comme si l’exercice génétique et fondateur de son art était sacré et qu’il eut été dangereux d’y déroger. Mais il vint un moment critique où il n’arriva plus à travailler tellement son bestiaire inanimé prenait de la place. Il se rendit donc à l’évidence : il devait se séparer de ses œuvres. Il y avait en ville une galerie d’art devant laquelle il passait souvent. Il prit donc quelques-unes de ses créations les moins encombrantes et se présenta humblement à la boutique. Le galeriste fut immédiatement intéressé et le propulsa au rang d’artiste en une fraction de seconde. Sa première exposition fut un succès indéniable. Les amateurs s’accordaient à dire qu’il avait un véritable talent. Timothée n’eut bientôt plus à chercher un nouveau travail, car la vente des sculptures lui permettait de vivre assez convenablement. Il n’était pas riche, mais il était heureux, il se sentait toujours différent, mais il avait une place… sa place. Quelques semaines plus tard, toutes ses œuvres étaient vendues sauf une. Dans un coin de sa chambre, le cygne n’avait pas bougé depuis qu’il en avait achevé la réalisation, il ne pouvait se résoudre à le vendre, mais il sentait qu’il ne pouvait pas le garder. Cet oiseau s’était-il réellement transformé en bout de bois ? Cela avait été l’évènement qui avait changé sa vie, qui lui avait montré la voie.

Il retourna sur la petite plage où il avait aperçu l’oiseau. Le temps était maussade. Il déposa la sculpture à l’endroit même où il avait trouvé le bout de bois quelques mois auparavant. D’un geste léger, il le poussa et le regarda s’éloigner dans la mer. Il s’attendait à ce qu’il se passe quelque chose, mais rien ne se produisit. La branche dérivait entre les vaguelettes et bientôt il ne put en voir plus qu’une partie émergeant au-dessus du fil de l’eau. Il sentit un apaisement. Quelques gouttes tombèrent sur sa tête et la pluie se manifesta bientôt en une violente averse. Il ferma les yeux et exposa son visage comme pour se nourrir de l’eau du ciel. Lorsque quelques secondes plus tard, il chercha à nouveau la sculpture du regard, elle avait disparu. À sa place, un magnifique cygne se tenait là sous la pluie. Il semblait le regarder en coin. En quelques mouvements forts et majestueux il déploya ses ailes et prit son envol…

2 commentaires

  1. Bonjour Denis,
    Une jolie Métaphore de la vie.
    Un récit inspirant illustré par de très belles images.
    Bravo et merci Denis,
    Francis

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