(Balade photographique au X100VI – 35 mm fixe)
Il existe des sorties photo où l’on ne cherche pas à documenter le réel, mais à le déranger. Des balades où le cadre devient un outil pour réinventer ce qui se trouve devant soi. Celle que je vous présente ici s’est déroulée en 1h environ, avec un seul boîtier – le Fujifilm X100VI – et une seule focale, son équivalent 35 mm.
Un choix délibéré : ne pas changer d’optique, s’enfermer volontairement dans un angle de vue fixe, et laisser cette contrainte devenir un moteur créatif.
Ce jour-là, j’ai cherché l’abstraction, mais pas n’importe laquelle :
➡️ une abstraction nette, précise, découpée, éloignée des flous de mouvement ou de profondeur de champ traditionnellement associés à ce genre d’image.
L’idée peut sembler paradoxale. D’ordinaire, l’abstraction est perçue comme quelque chose de vague, d’indécis, alors que la netteté renvoie au concret, au descriptif. Pourtant, lorsque les deux se rencontrent, quelque chose se passe : le sujet disparaît, mais la matière reste. Le réel s’efface, mais les formes persistent.
Qu’est-ce que l’abstraction nette ?
L’abstraction en photographie consiste à retirer au sujet sa fonction, son identité, son sens immédiat, pour n’en conserver que des éléments primitifs :
- lignes
- ombres
- rythmes
- motifs
- textures
- couleurs
- géométries
Dans l’abstraction nette, il n’y a pas de flou pour se dérober.
Tout est visible, descriptible… mais paradoxalement, rien n’est identifiable immédiatement.
La netteté oblige à composer intelligemment :
✔ choix rigoureux du cadre
✔ épuration maximale
✔ exploitation graphique de la lumière
✔ élimination du superflu
✔ précision millimétrique du point de vue
L’image devient une sorte de réalité alternative, construite uniquement à partir de ce que la lumière projette ou découpe.
Analyse photo par photo
1. Le rideau métallique et sa diagonale
📷 EXIF : f/8 — 1/420 s — ISO 125
Cette surface industrielle, bien réelle, se transforme en rythme vertical, presque musical.
La grande diagonale d’ombre apporte une tension visuelle très forte.
Le flou aurait ruiné l’image ; ici, la précision est indispensable pour respecter la répétition des lames.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- répétition parfaite → abstraction graphique
- lumière sans ambiguïté → contraste lisible
- ombre végétale → contrepoint organique qui induit une présence naturelle
2. Les anneaux et les ombres du sol sportif
📷 EXIF : f/8 — 1/210 s — ISO 125
Les structures métalliques disparaissent presque entièrement au profit de leurs ombres.
Les courbes projetées au sol deviennent le sujet principal — un motif qui pourrait être celui d’un designer graphique.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- la netteté rend les textures du sol quasi picturales
- composition rigoureuse → diagonales, verticales, courbes
- l’absence de contexte → abstraction totale
3. Le ciel, l’arbre… et le verre
📷 EXIF : f/8 — 1/180 s — ISO 500
Cette photo joue sur le double plan : un reflet chaud d’une vitre teintée en rouge se superpose au ciel bleu et à la silhouette d’un arbre.
Le résultat est un tableau impressionniste… mais parfaitement net. C’est sans doute l’image la plus figurative que je vous présente, mais nous ne sommes pas dans un paysage classique. Le motif de l’arbre est ce que nous appelons une fractale aléatoire.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- superposition → perte du repère spatial
- couleurs complémentaires → tension visuelle
- le reflet crée l’abstraction, la netteté la stabilise
4. Ombres croisées sur sols urbains
📷 EXIF : f/8 — 1/350 s — ISO 250
Ici, le cadrage très penché permet de se détacher de la réalité. D’entrer dans l’inconnu. Que montre cette photo ? Un équilibre géométrique où l’ombre et la lumière se répondent.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- simplicité radicale
- sujet invisible mais présent
- image lisible comme un dessin
5. Un écho du réel : formes et contre-formes
📷 EXIF : f/6.4 — 1/450 s — ISO 125
L’ombre élancée du lampadaire traverse le sol comme un trait calligraphique, ponctué par le cercle d’un couvercle de réseau qui sert de point visuel. En bas de l’image, une ombre massive impose sa géométrie et crée un contrepoint graphique fort.
Le décor réel disparaît : il ne reste plus qu’un dialogue entre lignes, volumes et lumière.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- contraste fort entre une ombre fine et une ombre compacte
- composition simple mais parfaitement équilibrée
- netteté qui renforce le caractère quasi graphique de la scène
- aucune lecture figurative immédiate → abstraction pure
6. La trace courbe sur le sol
📷 EXIF : f/8 — 1/250 s — ISO 125
Cette abstraction est différente : pas d’ombre, pas de structure géométrique dure.
Ici, c’est une trace, un geste involontaire : des traces de pneu deviennent le motif.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- courbe élégante et inattendue
- lecture totalement ouverte
- tonalités douces → abstraction plus subtile
📷 EXIF : f/5.6 — 1/240 s — ISO 200
Derrière la surface poussiéreuse du vitrage, des cercles d’ombre se superposent comme des traces fossilisées. Les lignes fines, presque nerveuses, évoquent tour à tour des tiges végétales, des câbles ou les nervures organiques d’une forme inconnue. La matière diffuse du verre adoucit les contrastes, créant une composition où tout semble à la fois présent et voilé.
✔ Pourquoi ça fonctionne :
- voile de matière → abstraction douce et mystérieuse
- cercle d’ombre comme structure dominante → lecture immédiate et hypnotique
- superposition des lignes fines → densité graphique maîtrisée
- absence totale de repère concret → glissement vers une image quasi picturale
Pourquoi produire ce genre d’images ?
- Pour s’exercer à voir autrement
On apprend à regarder la lumière plutôt que les objets et ça, cela nous fait progresser, c’est essentiel. - Pour aérer son œil
L’abstraction est une excellente gymnastique visuelle pour améliorer toutes ses autres pratiques (paysage, rue, macro, minimalisme…). - Pour développer une signature
Chaque photographe construit son regard en s’éloignant du figuratif classique. - Parce que l’abstraction nette intrigue
C’est inhabituel, surprenant.
Et dans un monde saturé d’images descriptives, cela attire l’attention.
L’abstraction intrigue. Chaque fois que je présente ce type d’images, les réactions se partagent : certains y voient une poésie visuelle, d’autres restent totalement hermétiques. C’est un genre qui ne laisse rarement indifférent.
Et vous, qu’en pensez-vous ? J’aimerais vraiment connaître votre ressenti.






