J’avais envie de vous reparler de minimalisme. Dans l’avant-propos de mon livre sur le sujet, je m’étais amusé à refaire brièvement l’historique de ce courant esthétique. À l’époque, avant de m’attaquer au sujet, je pensais que je trouverais beaucoup de publications sur le sujet. Et bien non ! Je n’ai pas trouvé grand-chose, ou très peu. Pas de livre et peu d’articles en ligne. Aujourd’hui, je me dis qu’il est temps de partager ce texte, pour en faire profiter le plus grand nombre 😊 😊
La quête de sobriété n’est pas nouvelle, mais elle est difficilement comparable avec le courant artistique récent. Il s’agissait avant tout pour les œuvres anciennes de tendre vers l’efficacité.
Les plus célèbres adeptes en étaient peut-être les Égyptiens qui recherchaient la perfection architecturale et ont pensé la trouver dans une forme pyramidale ; plus tard, certaines civilisations précolombiennes ont d’ailleurs adopté le même style. Les monuments mégalithiques, comme nous pouvons encore en observer à Stonehenge en Angleterre, sur l’Île de Pâques ou à Göbekli Tepe en Turquie, semblent faire écho aux mêmes principes de sobriété conceptuelle.
En peinture également, certaines œuvres répondaient à la même ambition. Pour les peintres chinois de l’époque impériale par exemple, c’est le vide qui constituait l’élément le plus important. L’emploi de la couleur est peu fréquent et les traits, parfois rares, n’étaient là que pour structurer l’espace. On peut aussi citer l’art des estampes et la calligraphie japonaise dont les protagonistes recherchaient la perfection (inaccessible par définition) à travers quelques gestes. Néanmoins, le minimalisme ne se limite certainement pas au domaine artistique. Il est aussi étroitement lié aux pensées philosophiques qui souhaitent se libérer de l’excès et cherchent le bonheur dans la simplicité et la tempérance. Il s’agit par exemple du stoïcisme, du taoïsme, du bouddhisme, du zen japonais ou encore de certains ordres monastiques du Moyen Âge comme les cisterciens.
En ce qui concerne l’histoire récente, tout commence dans les années 1950-1960. Dans le domaine pictural, cette époque est l’âge d’or de l’expressionnisme abstrait. Les peintres de ce mouvement privilégient le geste instinctif. Les œuvres ont des tailles particulièrement imposantes et les artistes aiment pratiquer le all-over qui consiste à peindre le moindre centimètre de toile disponible. Il en résulte des tableaux qui, pour le profane, peuvent sembler un peu surchargés. Jackson Pollock en restera sans doute le plus célèbre représentant.
Dans le même temps, une autre tendance artistique émerge en étroite corrélation avec son époque. Ces années constituent en effet un point de rupture et marquent l’émergence de la société de consommation. Certains artistes (américains au départ) aiment ironiser sur le fait que les médias (la publicité, la presse ou la télévision) dominent et ont une influence énorme sur les décisions des consommateurs. Ils ont alors l’idée d’utiliser les mêmes procédés en s’en réappropriant les codes, et créent ce que l’on appelle « le pop art ». Ils adoptent les matières comme le plastique ou l’acrylique et les couleurs vives qu’affectionnent les publicitaires. Ils en détournent également les symboles les plus emblématiques comme Maryline Monroe ou Mickey Mouse. Andy Warhol est considéré comme l’un des initiateurs de ce mouvement. Il casse l’idée de l’œuvre d’art unique en réalisant des sérigraphies et reproduit des objets du quotidien (comme une boîte de soupe à la tomate ) dans le but de désacraliser l’art, lequel était réservé jusque-là à une élite. Le pop art se veut aussi une réaction à l’expressionnisme abstrait qui est alors considéré comme trop dogmatique et prétentieux.
D’autres artistes de cette période n’adhèrent ni à l’un ni à l’autre de ces courants s’inscrivent contre cet esthétisme qu’ils jugent visuellement un peu agressif. Ils prônent un retour à la simplicité d’une manière à la fois formelle, mais également dans les procédés employés pour exprimer leurs élans artistiques. Ils recherchent la pureté et refusent la subjectivité (contrairement à l’expressionnisme abstrait). Ce courant est particulièrement inspiré par l’école d’architecture et de design allemande du Bauhaus qui préconise de se concentrer sur l’essentiel en laissant de côté le superflu. Les artistes qui se revendiquent du minimalisme emprunteront d’ailleurs à l’architecte Ludwig Mies Van der Rohe, représentant du Bauhaus, son slogan less is more (moins c’est plus). C’est en 1965 que Richard Wollheim, philosophe anglais, donne une définition du courant artistique dans un article intitulé « Art minimal » pour la revue new-yorkaise Arts Magazine, au sujet d’une exposition réunissant des œuvres de Marcel Duchamp et Ad Reinhardt à la Green Gallery de New York. Pour lui, les seules créations réellement minimalistes relèvent de la sculpture et de la peinture.
« MOINS, C’EST PLUS«
L’idée que prônent les minimalistes est l’amélioration d’une œuvre par soustraction. Lorsqu’il n’est plus possible d’enlever quoi que ce soit, le résultat tend vers la perfection. Cette définition explique intrinsèquement pourquoi le concept a eu tant de succès en sculpture, art pour lequel on enlève de la matière, où l’on façonne un objet. Les plus illustres représentants dans ce domaine sont sans doute Brancusi (même s’il est plutôt considéré comme un précurseur), Robert Morris, François Morrelet ou Donald Judd. En peinture, les initiateurs de ce courant cherchent à abandonner toute symbolique. Les œuvres sont souvent basées sur les formes géométriques les plus simples (ligne, cercle, carré…). Parmi les peintres minimalistes les plus célèbres, nous pouvons citer Franck Stella, Daniel Buren ou encore Sol Lewitt. Le minimalisme aura une influence considérable dans de nombreux arts depuis son avènement.
Depuis le concept fondateur que je viens d’exposer succinctement, le terme de minimalisme a évolué dans l’inconscient collectif et désigne aujourd’hui une autre tendance. Aujourd’hui, le sens usuel de ce mot se réfère en effet implicitement à une esthétique simple, à la clarté des formes et des structures. L’idée qui domine actuellement est de s’en réapproprier les codes esthétiques au sens large sans pour autant respecter le postulat idéologique de base qui réfute l’idée de subjectivité et de symbolisme. On retrouve ce goût artistique pour la simplicité dans divers arts visuels actuels tels que le design, l’architecture, la danse, le graphisme (il suffit de regarder les icônes des applications de votre smartphone pour vous en convaincre) et la photographie.
En photographie en effet, je fais partie de ceux qui pensent que l’on perd toute objectivité à partir du moment où l’on pose un cadre sur une scène. Cet acte fondateur permet d’inclure des éléments dans une composition, mais aussi (et c’est peut-être le plus important) d’en exclure d’autres. Il s’agit donc, de fait, d’une interprétation du réel ce qui induit forcément de la subjectivité. En outre le symbolisme est à mon sens incontournable lorsqu’on pratique un art visuel comme la photographie. Dans ces pages, je souhaite vous inviter à regarder le monde dans un « esprit minimaliste » en tendant vers la simplicité du propos et des compositions. Si vous êtes spécialiste en histoire de l’art contemporaine, je vous prie donc de ne pas vous sentir offensé si les clichés présents dans ces pages ne correspondent pas strictement aux principes de base du courant artistique initié au milieu du xxe siècle.
Si vous avez eu la curiosité d’effectuer une recherche spécifique sur Internet, vous avez sans doute trouvé toutes sortes d’images dont certaines ont des styles pouvant sembler très éloignés, au premier abord. Pourtant, elles ont pour la plupart un point commun : la quête du minimum. Je tiens cependant à mettre les choses au point, le sens de ce mot ne doit pas être synonyme de « simpliste » et il serait très réducteur de penser que ce type de photographie est facile à élaborer. Pour les réussir, il faut apprendre à regarder, il faut chercher la quintessence de ce que l’on voit, il faut « poser » le cadre au bon endroit.
Depuis les origines de la photographie, certains artistes ont choisi le chemin de la simplicité de manière plus ou moins permanente. Je pense qu’il est important de s’intéresser au travail des photographes célèbres afin de se forger un regard, de s’en inspirer (sans vouloir les copier). Dans cette démarche, il est sans doute impératif de se pencher sur le travail des époux Becher.
À partir de 1959, Bernd et Hilla Becher s’attachent à photographier les bâtiments industriels menacés de disparaître, d’abord en Allemagne puis dans d’autres pays. Ils élaborent un protocole de prise de vue initialement en quête d’une objectivité maximale : une lumière neutre, un angle de vue identique (le plus souvent à hauteur d’homme), une composition centrée, l’emploi d’un téléobjectif pour éviter les déformations. Ils regroupent ensuite les bâtiments de formes analogues pour élaborer de véritables typologies en filiation avec une démarche scientifique de documentation. Ils enseigneront aux Beaux-Arts et initieront « l’école de Dusseldorf », dont Andréas Gursky est actuellement le représentant le plus célèbre. Néanmoins, en sélectionnant des sujets particuliers, en regroupant ainsi leurs clichés et en les exposant telles des œuvres d’art, les époux Becher sortent de l’objectivité stricte. Bernd Becher explique d’ailleurs : « Beaucoup de gens disent que nos photos sont purement documentaires, ce n’est pourtant pas vrai. La pure et simple documentation signifie qu’il faut tout photographier, pour être complet.
D’autres artistes tels que Paul Strand et ses « abstractions », Ruth Bernard pour son travail sur le corps féminin ou Denis Brihat qui cherchait à « révéler la beauté des choses humbles » souhaitaient mettre en avant la simplicité des formes. Bernard Plossu pratique également aujourd’hui, à mon avis, une forme de minimalisme avec sa quête de l’instant non décisif en « opposition » avec la démarche de Cartier-Bresson. Je vous invite par ailleurs à prendre connaissance du travail de Franco Fontana, dans un style plus coloré. La démarche de Vincent Munier avec ces photos animalières d’un style zen et dépouillé est aussi une recherche de sobriété esthétique inspirée notamment par les estampes japonaises. Quant au maître actuel de la photographie de paysage, Michael Kenna, il est souvent qualifié de minimaliste ; les compositions toujours en noir et blanc sont de formidables exemples de ce qu’il est possible de faire dans cette discipline. Vous pouvez aussi vous pencher sur le travail de Michael Levin, Josef Hofflehner ou sur celui, parfois plus subversif, de Robert Mapplethorpe.
c’est un livre qui va bientôt rejoindre ma bibliothèque !